Golden Hello

éditions JOU, 128 pages, 2017. ->>>> livre sur le site des éditions JOU

Golden Hello est un ensemble de 14 textes indépendants formant
un roman dont le personnage principal est l’époque :
Un enlèvement
Une vidéo
Un quartier
Une convention
Un cocktail
Un poste à pourvoir
Une balade
Une traversée
Une supérette
Un plat
Une rencontre
Un hastag
Un projet
Une situation

Extrait

Une vidéo
C’est une vidéo, une fillette déballe des confiseries contenant de petits jouets, son père filme et anime, c’est l’exploitant. C’est une vidéo faisant partie d’une série de vidéos, c’est un rendez-vous presque quotidien où dès les premières secondes un concentré de frivolités vous saute au visage. C’est du contenu. C’est une vidéo où des marques influencent des parents qui influencent leurs enfants pour faire des vidéos qui influencent des enfants qui influencent leurs parents pour acheter des confiseries contenant de petits jouets. C’est un cercle carré. C’est une vidéo et dès les premiers instants le poids des mots, le choc des sourires immodérés de la fillette et le flashy dominant des couleurs vous propulsent au cœur de l’époque. Des flux de sourires immodérés. C’est une vidéo où il n’est point nécessaire de faire la part de la raison analytique et celle des affects, pas besoin. C’est une vidéo qui est la fin de l’histoire, réduite à l’idée de surprise, surprise elle-même détournée de son effet, sans surprise autre que celles attendues, pas surprenantes. C’est une vidéo qui montre du chocolat sans chocolat et des surprises pas surprenantes mais avec une fillette qui se régale immodérément (du chocolat, de la surprise), soutenue par un père aux propos immodérés (sur le chocolat, sur la surprise). C’est une vidéo avec des émotions de but en blanc et des rires immodérés, en décalage avec l’action, des applause intérieurs constants, déréglés, désynchronisés. APPLAUSE. C’est une vidéo où une fillette doit être sauvée, embarquée malgré elle dans la fin de l’histoire, son père et ses propos immodérés la maintenant dans ce cercle carré, elle ne le sait pas, couchée sur un lit de roses, ses rires immodérés sont peut-être des appels à l’aide codés qu’elle s’évertue à lancer chaque jour sans résultat. C’est du contenu codé. C’est une vidéo qui dure une dizaine de minutes, on ne voit pas le temps passer, le père manie la caméra vidéo, il n’a pas de notion cinématographique, photographique, artistique, son style est instinctif, porté par des contraintes marketing. C’est une vidéo, bien sûr, dont l’essence est l’entrisme subversif des marques dans le cerveau de fillettes et de garçonnets aux rires immodérés, c’est la fin de l’histoire. C’est l’entrisme final. C’est une vidéo où le père répète sans cesse le prénom de la fillette, personnage principal, il s’attarde de manière particulière sur la troisième syllabe du prénom de sa fille, suffisamment pour lui octroyer un peu de magie, l’introniser elle aussi au royaume des stars de la fin de l’histoire immodérée. C’est une vidéo sans montage, sans trucage, sans effets, au scénario calé quelques instants avant le tournage, entre deux bols de céréales surchocolatées provenant d’une boîte contenant des surprises, pas surprenantes puisque figurant sur le paquet. Ouvre vite. C’est une vidéo où l’on voit une fillette au début de sa folle destinée de star ou à la fin de sa carrière de star, on ne sait pas encore. Destinée. C’est une vidéo cool, sympa, tranquille, énorme, lol, tip-top. C’est une vidéo, c’est un cycle ininterrompu de rires, la cellule souche de la pulsion d’achat isolée et cultivée à l’infini. C’est immodéré. C’est une vidéo que l’on peut relancer plusieurs fois de suite, sans véritable contenu on ne peut être déçu lors des visionnages suivants, un sourire de plus à découvrir, un mot qui nous avait échappé, étouffé entre deux rires. Rires. C’est une vidéo à la qualité audio assez basse mais ce n’est pas gênant, avec des flous pas artistiques et des ratés de cadrage qui seraient les bienvenus s’ils étaient soutenus par une intention esthétique, pas ici. C’est une vidéo qu’un artiste musicien conceptuel pourrait détourner, en isolant les rires, en les remixant, en diffusant le résultat dans un espace d’exposition énorme et vide, dans une biennale, triennale, une fondation, et en tirer, immodérément, une certaine aura. Ou pas. C’est une vidéo avec beaucoup de vues, d’abonnés, de coucous et de bisous, quatre mots au cœur de la fin de l’histoire, réduite à l’idée de béatitude, d’envies d’avoir envie, de rires immodérés. C’est une vidéo, elle est stockée sur un disque dur dans la banlieue de Montréal au Canada ou aux environs de Covilhã au Portugal, à côté de milliers d’autres disques durs, dans un data center à la capacité de 30 pétaoctets, consommant autant d’énergie qu’une ville de 100 000 habitants. C’est immodéré. C’est une vidéo, peut-être regardée en ce moment même par 100 000 personnes, connectant leurs envies de rires et de surprises pas surprenantes en une force symbiotique transformant le monde, une sorte de super-pouvoir bien réel. C’est une vidéo, c’est une armée, c’est une force d’intervention rapide. C’est une vidéo et le père montre en gros plan un petit dépliant avec les six surprises de la série, il n’est pas économe en wah ! youpi ! génial ! on l’a pas ! C’est une vidéo, c’est brut de décoffrage, c’est un non-style, captivant, déployant sur le territoire des envies de confiseries contenant de petits jouets en kit qui, une fois montés, perdent instantanément leurs fonctionnalités premières pour se retrouver dans une vitrine de collectionneur ou dans une poubelle, c’est selon. C’est une vidéo, c’est un rendez-vous, cela dure depuis des années, les rires rythment la séquence, bercent les années qui défilent aussi vite que des pétaoctets transitant sous les océans. C’est impressionnant. C’est une vidéo historique, un documentaire, il sera difficile à déchiffrer pour une société future, c’est un cercle carré, se diront-ils sûrement.

Le texte Une supérette à été monté par le Groupe Merci. ->>>

Plusieurs textes de Golden Hello ont été joués sur scène dans le projet HYPOGÉ ->>>